Pourcentage

Tout est Ok

- Pourquoi ici ? ... comment cette ville pourrait-elle accueillir un être, se torturait Gregor. Son solojet fit alors une embardée et faillit choquer le mur de son parechoc. La route était pourtant dégagée comme à l'accoutumée. Peu de gens osaient s'aventurer par ici. Mais il était pourtant bien obligé d'y passer, la fertile indiquait déjà depuis deux jours que l'embryon était à un stade avancé, pour ne pas dire final. L'agence inter-continentale lui avait envoyé sa fertile depuis quatre mois. Ce n'est pas que le processus prenne autant de temps, mais seulement les cas de suicide devenaient trop fréquents. Cette période permettait de s'attacher au futur nouvel-animé. Combien ont pu recevoir cette fertile alors qu'ils avaient déjà bien du mal à survivre seul. Combien se sentant menacés, fuyaient et détruisaient la fertile ? Combien vacillaient jusqu'au suicide ? Et pire, combien se faisaient de l'argent avec les braconniers ? Bien évidemment , Gregor n'était pas de ceux-là. La vie sans femelle était déjà bien assez triste pour un gaillard comme lui pour en plus se priver de la joie d'une animation. Ca faisait donc déjà plusieurs mois qu'il travaillait dur, qu'il essayait de rendre viable son habitat à un enfant, qu'il se renseignait sur les paperasses... et voilà enfin que ce jour pointait le bout de son nez.

La station d'animation n'était plus qu'à cinq minutes, plus que quelques instants et sa vie serait complètement bouleversée. Il avait fait toute la route armé de son plasma 5.65 classe B, un vieux modèle, mais heureusement aucune embûche jusque là.
- Hé ho! les blouses blanches! Ma fertile ne va plus tenir le coup encore très longtemps! , s'epoumona-t-il.
Aussitôt crié, aussitôt entendu. Les modules commençaient à déballer le matériel. Tout juste le temps de se poser et de rapprocher la fertile. Une couveuse fut initialisée, alors que le bourreau se postait un peu en retrait. Ca faisait mauvais genre, même ici. Il suffisait que le nouvel-animé soit handicapé d'un membre, quel qu'il soit, pour que le bourreau intervienne. Pas question de laisser vivre pareils êtres dans ces conditions. Il n'aurait aucune chance de vivre, et tout le monde le savait. Pourtant il y a de cela quarante ans, un nouvel-animé avait échappé au bourreau et fut élevé clandestinement. On n'avait toujours pas réussi à le retrouver et la seule explication qui circulait était que le parasite avait été éliminé discrètement. L'animateur de garde faisait les premiers diagnostics et s'assurait du bon déroulement de l'opération. En fait, il ne faisait que regarder si le petit ecran restait dans le vert.

- Encore un euro-caucasien, il paraît qu'ils sont en déficit. Ca pousse comme des petits pains de nos jours, dit l'animateur.
Mais Gregor ne l'écoutait pas. Pendant une seconde, il vit ... Quelque chose clochait, quelque chose le fit frissonner. Il ne pouvait ou ne voulait pas croire ses yeux, et en plus il était apparemment le seul à l'avoir remarqué. Comment cela pouvait-il être possible! Il était pourtant sûr de lui, il avait bien entraperçu ce bout de corps.
- Oui .. oui, vous avez raison. Dites, vous en avez encore pour longtemps avec les examens ? Parce que je suis attendu dans dix minutes à l'autre bout du quartier. Je m'occuperai de toute la paperasse, vous inquiétez pas.
- Comme vous voudrez, de toute façon vous devrez repasser dans quelques jours pour le suivi médical. On pourra l'examiner de plus près concéda l'animateur.
Gregor s'empara du nouvel-animé en vitesse et repartit ausi vite qu'il était venu à bord de son solojet. Il ne fallait pas qu'il traîne de trop dans les parages, le trafic d'organe faisait encore rage et les environs de station d'animation étaient souvent mal fréquentés.

Comme il le redoutait, au coin d'une ruelle il vit au loin une petite bande de jets qui allait à sa rencontre. Ni une, ni deux, manette des gaz à fond et il fonça vers son quartier d'enfance. Les maisons défilaient à toute vitesse, les souvenirs lui remontaient progressivement. Lui et son ami Marco avaient fait les 400 coups dans le coin, et les poursuites avec la Force Départementale avaient rythmé leurs adolescences. Aujourd'hui la Force ne venait même plus, à quoi bon ? Après un petit moment de zig zag zoug, Gregor estima être à l'abri des braconniers. Il était grand temps de reprendre la bonne route vers le petit nid douillet qu'il avait installé chez lui. Personne dans la rue, Gregor préférait rester prudent après sa découverte, pas question de se faire voir avec le nouvel-animé. Plasma à la main, il montait les marches quatre par quatre, et esquiva de justesse un voisin qui venait d'au-dessus. C'était encore ce vieux Henry qui sortait fumer sa dimitrencine, ça empestait toute l'entrée mais qu'est-ce qu'on pouvait faire contre un plasma avec visée termojustée. Sans compter les petits frères qui devaient traîner dans ses poches. De la bonne camelote à coup sûr.

Petite visite

- Ahh enfin chez soi. Allez, toi je te pose là et pleure pas s'teuplais. Gaya c'est moi Gregor, ouvre ma session et énumère mon courrier sur fond de jazzink pas trop forte. Mode 21 code CFKT5. Et balance-moi sur l'écran quatre de la doc sur la Femelle et si possible des holos de bonne qualité. Terminé.
- Bonjour Gregor, je m'occupe de tout. Installe-toi, comment se porte la nouvelle entitée ?
- Pas le temps de t'en parler ma chère. De la visite ?
- Aucune, tu attendais quelqu'un ? Recherche sur Femelle en cours.
A ce moment la porte tressaillit sur ses gonds. Apparemment il n'était pas arrivé aussi furtivement qu'il l'espérait. Le visiteur se mit rapidement à se défouler sur la pauvre porte. Gregor n'avait aucune idée de qui ça pouvait bien être, mais au fond il ne voulait peut-être pas le savoir. L'animation du jour y était d'ailleurs sûrement pour quelque chose. Quel merdier !
- Bonjour monsieur Gregor Kostich. Nous voudrions vous parler de choses importantes. Ouvrez-nous s'il-vous-plaît.
- Ecoute-moi Gaya, annule la lecture de mon courrier, baisse la lumière. Essaie d'accélérer les recherches, c'est très pressé. Et aussi stoppe cette foutue musique!

Le (les?) visiteur s'était arrêté de martyriser la porte, mais son ombre restait bien visible sous le pas de la porte. La caméra de surveillance était resté bloquée sur l'escalier, Gregor pestait sur ces marques brésiliennes, ces pannes devenaient trop nombreuses à son goût, et aujourd'hui encore plus que les autres jours. Il profita de l'accalmie pour s'approcher silencieusement de l'endroit où il avait déposé l'animé, qui restait étrangement sage au vu de l'agitation. Il allait enfin se pencher sur ce qu'il croyait avoir entraperçu. Il fit glisser la serviette, mais il ne pouvait pas empêcher sa main de trembler.
- Allez mon p'tit, tu vas me montrer ton petit tuyau et on n'en parle plus. C'est pas possible que tu m'aies fait un coup pareil! Pas à moi!
- Monsieur Kostich, nous savons que vous êtes là, nous vous avons vu rentrer dans cet immeuble. Nous ne vous le répéterons pas deux fois, ouvrez ou nous allons enfoncer votre joli sas.
Gregor s'était bloqué au niveau du nombril, le nouvel-animé le regardait avec insistance. Le genre de regard qui vous cloue sur place, sa main tordait la serviette mais n'avançait plus.
- Bonjour, je suis l'hôte de monsieur Kostich. Je suis désolée de vous apprendre que Monsieur est absent pour le moment. Vous pouvez laisser un message, je lui ferai part de votre visite. Merci.

Contrôle technique

Gregor entendit murmurer dans le couloir mais il ne se faisait pas d'illusions, ils n'allaient pas abandonner si rapidement. Pourtant il avait apprécié la prise d'initiative de Gaya et se promit de lui remettre un peu les circuits à neuf avec la prochaine paie. Dix ans de vie commune, ça tisse des liens, des liens très formatés mais des liens quand même.
- Allez mec resaissis-toi, tu risques juste d'être aux premières loges d'une nouvelle ère. Pas la peine de paniquer. Tout de façon j'y suis pour rien, mais en même temps c'est un peu mon enfant.. j'ai pas envie que ces brutes me la prennent! Officiellement, je suis son père et je dois la protéger. Mais le père de quoi? Allez, faut en finir avec ce suspense à deux lurions.
Plus décidé qu'à son premier coup d'essai, Gregor enleva la serviette délicatement mais sûrement. Et comme toute vérité inconcevable, Gregor eut du mal à l'assimiler. Il essaya de se rassurer. Il n'avait jamais vu de ses yeux l'intimité d'une femelle, mais il ne fallait pas être un génie pour comprendre que ce n'etait pas là un petit bonhomme! A la place d'un petit tuyau, l'animé (e) avait une sorte de trou, ou quelque chose qui y ressemblait vaguement. C'était assez étrange au premier abord.

- Bon, je ne m'étais pas trompé. Gaya dépèche-toi s'il-te-plait, j'ai besoin du dossier Femelle pour vérifier. Même si ça ressemble beaucoup à ce qu'avait la femme dans la vidéo porno de l'autre jour. Mais ce dont était sûr Gregor, c'est qu'il fallait toujours se méfier de ce qu'on trouve sur le Réseau. Et il savait que ça valait encore plus pour ces obscures vidéos de souvenir de Femelle. En effet depuis que la femelle avait disparu, le monde s'était peu à peu métamorphosé, la société adaptée. Les hommes avaient pris le pas et l'avaient remodelée à leur image, de façon très subtile certes mais les années avaient fait leur travail. Ce qui se traduisit bien souvent par plus de violence. Et il fallait rajouter à cet instinct primaire malsain le fait que, même si le sujet était tabou, le manque de sexe avait plongé les hommes dans un ressentiment profond de frustration, de manque, et tout ça mélangé ne faisait qu'empirer les choses. Cette tension ambiante s'illustrait jusque dans les relations internationales, et ainsi une quatrième guerre mondiale faillit éclater. Pourtant, dans tout cela il fallait quand même saluer un certain nombre d'hommes, car heureusement tout n'était pas noir et des organisations existaient. Elles essayaient avec leur petits moyens de faire pression sur les dirigeants, ou tout du moins de les sensibiliser au problème.

Cette nouvelle ère avait été simplement nommée par les historiens l'ère sans femelle. Mais une autre expression revenait plus souvent, car cette ère ressemblait plutôt à l'ère du mal.

Sur la route

- Gaya, tu pourrais essayer de remettre la caméra de surveillance en marche? Faudrait que je voie si je peux forcer le passage par là, ou si je dois escalader avec une animée dans les bras, oui une animée! Je ne m'y ferai jamais.
- Chef, je suis désolée mais la caméra ne répond plus. Cependant j'ai pu discerner au moins trois tonalités de voix différentes derrière la porte. Je pense que la première solution est compromise. Pour information, cet étage se trouve à 27,45m de hauteur. Mais vous pourrez vous aider d'escaliers de service, accessibles par la salle de repos. Toutefois ces escaliers ne vont pas jusqu'en bas.
- Merci beaucoup Gaya, je suis désolé mais je crois que je vais devoir t'abandonner à ces brutes. Ce fut un réel plaisir ma chère.
- Gregor, je sais que ce n'est pas très bien venu de la part d'une A.I. , si développée soit-elle, mais je dois te dire que tu vas me manquer!... Attention à toi, ils se sont peut-être postés en bas aussi.
Juste le temps de préparer quelques affaires, de bien accrocher l'animée à son corps et voilà que Gregor commence son escalade. A peine quelques mètres plus loin, un gros bruit retentit, la porte du sas n'avait pas tenu le choc très longtemps. Il était grand temps d'accélérer le mouvement, Gregor vit qu'un des hommes l'observait par la fenêtre!

Les voisins regardaient par la fenêtre, stupéfaits, descendre Gregor et l'animée accrochée dans son dos. La chance sourit pour une fois à Gregor, le solojet était garé juste en dessous de lui. Plus que quelques étages et le tour était joué. Pendant ce temps, après une rapide fouille d'appartement, les hommes s'étaient précipités dans l'escalier et descendaient à leur tour les marches quatre par quatre (la grande spécialité du coin!). Cependant, deuxième coup de chance pour Gregor, leur route croisa celle d'Henry qui remontait à son rythme. Il aura suffi d'une bousculade sur le palier pour que le passé militaire d'Henry refasse surface. La tension monta, et après réception d'injures en lieu et place d'excuses, le vieux sortit son petit arsenal et comme souvent dans les quartiers mal famés de NewTown, une fusillade explosa. De quoi perturber un peu plus le train-train des voisins de paliers. Gregor ne comprit pas ce qui venait de se passer mais il devina bien vite que la descente des hommes allait être plus que mouvementée. Il fallait en profiter, dès qu'il toucha le sol, il courut vers son meilleur moyen de fuir. La petite était toujours bien attachée, il l'installa dans la précipitation sur le siège arrière et fit vrombir le moteur.

De son côté, Henry fit résistance quelques instants mais les hommes avaient l'air bien entraînés et surtout pas mal équipés. Il ne restait bientôt qu'une carcasse fumante sur les marches entre le 10è et le 11è étage, le tout baignant dans cette horrible odeur de dimitrencine. Gregor était déjà parti mais il restait encore visible aux trois hommes qui déboulaient de l'entrée principale. La course-poursuite se poursuivit alors sur la route 56. Le plus fou dans tout ça était que Gregor ne savait toujours pas qui ils étaient, ni pour qui ils travaillaient et ce qu'ils voulaient à son animée chérie. Il faut dire que sa jeunesse lui avait appris à se méfier. Animé illégalement, il avait vécu durant 12 ans avec ce handicap, ce si petit handicap. Mais dans cette société, le mot handicap (aussi léger soit-il) prenait tout son sens. Les hommes étaient devenus incroyablement intolérants. Cela était-il dû encore une fois à la disparition de la femelle? car la plus grande différence qu'ait eu à gérer l'humanité ne serait-elle pas celle qui opposait homme et femelle? D'ailleurs historiquement, on ne peut pas dire que l'homme ait toujours fait preuve de bon sens et d'ouverture d'esprit vis-à-vis d'Eve. Puis ce handicap fut enfin réparé avec la mise en place d'une prothèse bionique de la main. Son tuteur avait donné une somme folle pour payer l'opération, mais heureusement cette technologie était au point et l'artifice ne pouvait être facilement découvert.

Ainsi après 12 ans de fuite et de cache-cache, Gregor put enfin vivre plus tranquillement. Pourtant il préféra tout de même continuer à vivre dans une espèce de méfiance exacerbée. Ce qui était en fait un comportement tout à fait justifié dans cette société qui l'avait puni dès son animation. Voilà maintenant qu'il se retrouvait dans le rôle du tuteur, voire du garde du corps pour aider cette petite. Il fallait qu'il rende la pareille à la vie, à la chance qu'il avait eue d'échapper au bourreau. Il avait appris plus tard que le bourreau avait été frappé d'une crise cardiaque lors de son animation, merveilleux coup du sort! Pour le moment sa batterie était bien remplie et il allait rouler pendant un bon bout de temps. La route vers son quartier d'enfance et ses multiples ruelles n'était plus très loin. Mais déjà dans son dos les hommes se rapprochaient, toujours aussi obstinés à lui tomber dessus, Gregor n'était vraiment pas sorti d'affaire. C'est pourquoi il prit le risque de passer par la zone 41, une zone accidentée où une centrale thermo-nucléaire avait explosé il y a de ça un siècle et demi. Ici point d'éclairage, de route bien tracée ou de lignes droites. C'était l'endroit idéal pour perdre ses poursuivants, mais aussi un endroit idéal pour se planter dans le décor. Pour tomber sur une impasse...

Tout ceci était trop fou pour être vrai, hier il était encore tranquille chez lui à contempler la fertile. Aujourd'hui il se retrouvait la gueule amochée contre une barre de fer. Il ne lui restait plus que quelques souffles de vie, tout juste assez pour la voir. Elle était là, encore dans les cordages, mais ceux-ci avaient cédé sous la violence de l'impact. La pauvre petite était venue s'emplaffonner dans un reste de feu rouge. Son corps gisait fébrilement sur un tas de pierres. Leur route avait été remplis d'embûches, et s'était finalement terminée par une terrible impasse à la vie, et au bonheur d'une simple existence.

Rapport 59874bx

Fred, Gerard, Tony et Remy repartaient vers leurs logements. L'intervention d'aujourd'hui avait été plus complexe que les autres fois. Le sujet n°59874bx avait montré un refus de coopérer flagrant et son identité n'avait mystérieusement pas pu être confirmée. Quant à la nouvelle animée, elle avait survécu durant trois heures et vingt minutes. Un peu plus que la moyenne.

Le programme de renouvellement de l'espèce, instauré par l'agence inter-continentale, connaissait un taux d'erreur d'environ 0.12% Ce qui en d'autres termes représentait annuellement une cinquantaine de nouveaux parasites à éliminer, de nouvelles animées . Jusque là le programme d'éradication n'avait connu que des succès, la population ignorait toujours que des animées apparaissaient chaque année, pour mourir plus vite qu'elles n'étaient arrivées. Avec un terrible oubli pour seule sépulture.

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